La Folle Journée
ou
Le Mariage de Figaro
COMÉDIE EN CINQ ACTES ET EN PROSE
This text is excerpted from Beaumarchais' Le Mariage de Figaro
Characters
Le Comte Almaviva
grand corrégidor d’Andalousie
La Comtesse
sa femme
Figaro
valet de chambre du comte et concierge du château
Suzanne
première camériste de la comtesse, et fiancée de Figaro
Mercelline
femme de charge
Antonio
jardinier du château, oncle de Suzanne et père de Fanchette
Fanchette
fille d’Antonio
Chérubin
premier page du comte
Bartholo
médecin de Séville
Basile
maître de clavecin de la comtesse
Don Gusman Brid'oison
lieutenant du siège
Double-Main
greffier, secrétaire de don Gusman
Grippe-soleil
jeune pastoureau
Pédrille
piqueur du comte
Personnages muets.
Acte Premier
Le théâtre repésente une chambre à demi démeublée ; un grand fauteuil de malade est au milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache à sa tête, devant une glace, le petit bouquet de fleurs d'orange, appelé chapeau de la mariée.
Scène I
Figaro, Suzanne
Figaro
Dix-neuf pieds sur vingt-six.
Suzanne
Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau : le trouves-tu mieux ainsi ?
Figaro lui prend les mains
Sans comparaison, ma charmante. Oh ! que ce joli bouque virginal, élevé sur la tête d'une belle fille, est doux, le matin des noces, à l'oeui amoureux d'un époux !...
Suzanne se retire
Que mesures-tu donc là, mon fils ?
Figaro
Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que monseigneur nous donne aura bonne grâce ici.
Suzanne
Dans cette chambre ?
Figaro
Il nous la cède.
Suzanne
Et moi je n'en veux point.
Figaro
Pourquoi ?
Suzanne
Je n'en veux point.
Figaro
Mais encore ?
Suzanne
Elle me déplaît.
Figaro
On dit une raison.
Suzanne
Si je n'en veux pas dire ?
Figaro
Oh ! quand elles sont sûres de nous !
Suzanne
Prouver que j'ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur, ou non ?
Figaro
Tu prends de l'humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieu des deux appartements. La nuit, si madame est incommodée, elle sonnera de son côté : zeste, en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose ? il n'a qu'à tinter du sien : crac, en trois sauts me voilà rendu.
Suzanne
Fort bien ! Mais quand il aura tinté, le matin, pour te donner quelque bonne et longue commission : zeste, en deux pas il est à ma porte, et crac, en trois sauts...
Figaro
Qu'entendez-vous par ces paroles ?
Suzanne
Il faudrait m'écouter tranquillement.
Figaro
Eh ! qu'est-ce qu'il y a, bon Dieu ?
Suzanne
Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme : c'est sur la tienne, entends-tu ? qu'il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c'est que le loyal Basile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour en me donnant leçon.
Figaro
Basile ! ô mon mignon, si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment redressé la moelle épinière à quelqu'un...
Suzanne
Tu croyais, bon garçon, que cette dot qu'on me donne était pour les beaux yeux de ton mérite ?
Figaro
J'avais assez fait pour l'esprérer.
Suzanne
Que les gens d'esprit sont bêtes !
Figaro
On le dit.
Suzanne
Mais c'est qu'on ne veut pas le croire !
Figaro
On a tort.
Suzanne
Apprends qu'il la destine à obtenir de moi, secrètement, certain quart d'heure, seul à seule, qu'un ancient droit du seigneur... Tu sais s'il était triste !
Figaro
Je le sais tellement, que si monsieur le comte, en se mariant, n'eût pas aboli ce droit honteux, jamais je ne t'eusse épousée dans ses domaines.
Suzanne
Eh bien ! s'il détruit, il s'en repent ; et c'est de ta fiancée qu'il veut le racheter en secret aujourd'hui.
Figaro, se frottant la tête
Ma téte s'amollit de surprise, et mon front fertilisé...
Suzanne
Ne le frotte donc pas !
Figaro
Quel danger ?
Suzanne, riant
S'il y venait un petit bouton, des gens superstitiuex...
Figaro
Tu ris, friponne ! Ah ! s'il y avait moyen d'attraper ce grand trompeur, de le faire donner dans un bon piège, et d'empocher son or !
Suzanne
De l'intrigue et de l'argent : te voilà dans ta sphère.
Figaro
Ce n'est pas la honte qui me retient.
Suzanne
La crainte ?
Figaro
Ce n'est rien d'entreprendre une chose dangereuse, mais d'échapper au péril en la menant à bien : car d'entrer chez quelqu'un la nuit, de lui souffler sa femme, et d'y recevoir cent coups de fouet pour la peine, il n'est rient plus aisé ; mille sots coquins l'ont fait. Mais...On sonne de l'intérieur.
Suzanne
Voilà madame éveillée ; elle m'a bien recommandé d'être la première à lui parler le matin de mes noces.
Figaro
Y a-t-il encore quelque chose là-dessous ?
Suzanne
Le berger dit que cela porte bonheur aux épouses délaissées. Adieu, mon petit fi, fi, Figaro ; rêve à notre affaire.
Figaro
Pour m'ouvrir l'esprit, donne un petit baiser.
Suzanne
À mon amant aujourd'hui ? Je t'en souhaite ! Et qu'en dirait demain mon mari ?Figaro l'embrasse.
Suzanne
Eh bien ! eh bien !
Figaro
C'est que tu n'as pas d'idée de mon amour.
Suzanne, se défripant
Quand cesserez-vous, importun, de m'en parler du matin au soir ?
Figaro, mystérieusement
Quand je pourrai te le prouver du soir jusqu'au matin.On sonne une seconde fois.
Suzanne, de loin, les doigts unis sur sa bouche
Voilà votre baiser, monsieur ; je n'ai plus rien à vous.
Figaro court aprés elle
Oh ! mais ce n'est pas ainsi que vous l'aves reçu.
Scène II
Figaro, seul
La charmante fille ! toujours riante, verdissante, pleine de gaieté, d’esprit, d’amour et de délices ! mais sage !…Il marche vivement en se frottant les mains.Ah ! monseigneur ! mon cher monseigneur ! vous voulez m’en donner… à garder ! Je cherchais aussi pourquoi, m’ayant nommé concierge, il m’emmène à son ambassade, et m’établit courrier de dépêches. J’entends, monsieur le comte ; trois promotions à la fois : vous, compagnon ministre ; moi, casse-cou politique ; et Suzon, dame du lieu, l’ambassadrice de poche ; et puis fouette, courrier ! Pendant que je galoperais d’un côté, vous feriez faire de l’autre à ma belle un joli chemin ! Me crottant, m’échinant pour la gloire de votre famille ; vous, daignant concourir à l’accroissement de la mienne ! Quelle douce réciprocité ! Mais, monseigneur, il y a de l’abus. Faire à Londres, en même temps, les affaires de votre maître et celles de votre valet ! représenter à la fois le roi et moi dans une cour étrangère, c’est trop de moitié, c’est trop. — Pour toi, Basile, fripon mon cadet, je veux t’apprendre à clocher devant les boiteux ; je veux… Non, dissimulons avec eux pour les enferrer l’un par l’autre. Attention sur la journée, monsieur Figaro ! D’abord, avancer l’heure de votre petite fête, pour épouser plus sûrement ; écarter une Marceline qui de vous est friande en diable ; empocher l’or et les présents ; donner le change aux petites passions de monsieur le comte ; étriller rondement monsieur du Basile, et…
Scène III
MARCELINE, BARTHOLO, FIGARO.
Figaro s’interrompt
…Héééé, voilà le gros docteur, la fête sera complète. Hé, bonjour, cher docteur de mon cœur ! Est-ce ma noce avec Suzon qui vous attire au château ?
Bartholo, avec dédain
Ah ! mon cher monsieur, point du tout.
Figaro
Cela serait bien généreux !
Bartholo
Certainement, et par trop sot.
Figaro
Moi qui eus le malheur de troubler la vôtre !
Bartholo
Avez-vous autre chose à nous dire ?
Figaro
On n’aura pas pris soin de votre mule !
Bartholo, en colère
Bavard enragé, laissez-nous !
Figaro
Vous vous fâchez, docteur ? Les gens de votre état sont bien durs ! Pas plus de pitié des pauvres animaux… en vérité… que si c’était des hommes ! Adieu, Marceline : avez-vous toujours envie de plaider contre moi ? Pour n’aimer pas, faut-il qu’on se haïsse ? Je m’en rapporte au docteur.
Bartholo
Qu’est-ce que c’est ?
Figaro
Elle vous le contera de reste.Il sort.